Entretien avec Vilma Tyler, conseillère principale en nutrition (pour les enfants d’âge scolaire, les adolescents et les femmes) à l’UNICEF à New York. Vilma dirige le travail de l’UNICEF sur la prévention de toutes les formes de malnutrition, y compris les carences en micronutriments et l’anémie, ainsi que le surpoids et l’obésité, par le biais de politiques et de programmes sur la santé en milieu scolaire et la nutrition dans les systèmes éducatifs ainsi que l’intégration de la nutrition dans les systèmes de soins prénataux. Vilma a 25 ans d’expérience dans la programmation humanitaire et de développement et elle a soutenu plusieurs pays lors d’urgences nutritionnelles majeures dans le cadre de son travail précédent pour l’UNICEF. En amont de la tenue du sommet N4G, elle a été nommée co-responsable du groupe de travail sur le genre, qui jouera un rôle central dans l’encadrement des discussions sur l’égalité des sexes lors du sommet.
1. Comment la lutte contre la malnutrition et la lutte pour les droits des femmes sont-elles liées ?
Tout d’abord, une femme a droit à la nutrition comme tout autre être humain. Ces dernières années, l’UNICEF s’est concentrée sur les femmes enceintes et celles qui allaitent, mais ce faisant, nous avons manqué l’occasion d’aborder plus largement la question de la nutrition qui touche l’ensemble des femmes. Le rapport phare de l’UNICEF intitulé « Dénutries et oubliées : Une crise nutritionnelle mondiale pour les adolescentes et les femmes », lancé en 2023, montre que plus d’un milliard d’adolescentes et de femmes souffrent de dénutrition (notamment d’insuffisance pondérale et de petite taille), de carences en micronutriments essentiels et d’anémie, ce qui a des conséquences dévastatrices sur leur vie et leur bien-être.
Le rapport souligne également qu’une mauvaise alimentation se transmet de génération en génération. L’insuffisance pondérale de la mère, la petite taille de la mère et l’insuffisance pondérale à la naissance sont des facteurs prédictifs constants de retard de croissance et d’émaciation dans la petite enfance. Par opposition, les effets positifs d’une bonne alimentation des filles et des femmes sont multiples. Nous savons que les enfants nés de mères bien nourries ont plus de chances de mener eux-mêmes une vie saine et épanouie, ce qui signifie qu’investir dans la nutrition des femmes et des filles, c’est investir dans les enfants de demain.
Ce que nous constatons, c’est que la malnutrition chez les femmes et les filles amplifie en fait les inégalités entre les sexes. Bien que les liens entre l’égalité des sexes et la nutrition soient clairs, la prise d’actions coordonnées a été relativement limitée et fragmentée jusqu’à présent en raison du manque d’orientations pratiques sur la manière d’investir dans ce double dividende.
La malnutrition réduit en effet le potentiel d’apprentissage et de gain des femmes, ainsi que d’autres opportunités dans la vie, elle affaiblit leur immunité aux infections et augmente le risque de nombreuses complications mortelles pendant la grossesse et l’accouchement. Les inégalités entre les sexes limitent l’accès des filles à l’éducation, aux aliments nutritifs et aux services essentiels. En conséquence, on observe dans de nombreux pays des filles mal nourries qui ont tendance à abandonner l’école et à gagner moins que leurs camarades bien nourries. Dans certains pays, la malnutrition des adolescentes est également associée aux mariages et aux grossesses précoces.
Il en résulte ce que nous appelons un cycle intergénérationnel d’inégalité entre les sexes et de malnutrition, qui commence à la naissance de la fille et se poursuit tout au long de la vie et d’une génération à l’autre.
2. Comment briser le cycle de l’inégalité entre les sexes et de la malnutrition ?
Pour aborder la question de l’égalité des sexes, nous devons faire en sorte que les régimes alimentaires et les services de santé et de nutrition soient nutritifs, sûrs et abordables et qu’ils soient disponibles et accessibles aux femmes, tout comme ils le sont à leurs homologues masculins. L’égalité des sexes permet de créer un environnement dans lequel les femmes et les filles ont accès à des régimes alimentaires sûrs, abordables et nutritifs ainsi qu’à des services de haute qualité, et ont la possibilité de prendre des décisions positives en matière de nutrition.
Au Bangladesh, par exemple, la malnutrition est très répandue chez les femmes et les jeunes adolescentes. À moins qu’une femme ne tombe enceinte ou qu’une jeune fille ne tombe malade, elles ne consultent pas les services de santé pour des examens de routine. Grâce au financement et au soutien technique de l’UNICEF, le gouvernement du Bangladesh a décidé d’aller là où se trouvent les femmes et de rapprocher les services de ces dernières. Il a ainsi créé des dispensaires dans les usines pour que les femmes puissent se faire soigner pendant leur grossesse et être suivies pour s’assurer qu’elles bénéficient de services de soins prénatals adéquats, qui comprennent la surveillance du poids, des conseils nutritionnels sur les régimes alimentaires et la fourniture de suppléments de micronutriments multiples, pour la prévention de l’anémie. Ces services sont essentiels pour garantir une grossesse en bonne santé et améliorer les résultats à la naissance. Le gouvernement a également créé des garderies dans les usines pour s’occuper des enfants des femmes qui travaillent ainsi que des coins d’allaitement. Ce que l’on note c’est qu’avec des repas, des soins de santé et des garderies gratuites, le retour sur investissement était très important.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres que nous pouvons fournir pour montrer que la prise en compte de cette question de genre fait vraiment la différence.
3. Selon vous, que manque-t-il pour relever ces défis ?
La malnutrition est un problème très complexe auquel tout le monde et tous les secteurs doivent contribuer. Nous devons mieux comprendre quels sont les problèmes qui pèsent sur les femmes et les empêchent d’accéder à des régimes alimentaires adéquats, des services et des soins nutritifs, et quel est l’environnement favorable qui y contribue, qu’il s’agisse de politiques, de relations de pouvoir ou de normes de genre.
En ce qui concerne l’anémie, par exemple, en Asie du Sud, en Afrique occidentale et centrale, ainsi qu’en Afrique orientale et australe, environ 60 % des femmes sont anémiques. Nous devons vraiment comprendre les causes de cette situation et donc investir dans les données pour mieux comprendre comment nous pouvons autonomiser les femmes et les filles tout au long de leur vie. Je pense que lorsque nous parlons d’égalité entre les hommes et les femmes, nous devons être vraiment sérieux, comprendre quels sont les problèmes, car ils sont tous spécifiques à un contexte. Dans certains pays, les femmes et les mères sont souvent les dernières à manger et elles mangent le moins possible.
Les mariages et les grossesses précoces ainsi que la violence sexiste contribuent également à ce cycle de malnutrition. J’étais récemment à Nairobi où les mariages précoces sont très répandus, ce qui contribue encore plus à l’inégalité entre les sexes et à la malnutrition. Les adolescentes échangent des faveurs sexuelles contre de l’argent pour acheter des produits d’hygiène menstruelle. Ces pratiques les exposent au risque de contracter le VIH/sida et de tomber enceinte prématurément. Craignant d’être stigmatisées, lorsqu’elles tombent enceintes, elles évitent de demander des soins prénataux et abandonnent souvent l’école. Elles risquent ainsi de souffrir de complications liées à la grossesse et de malnutrition, ce qui les prive de possibilités d’apprentissage et de meilleures perspectives d’emploi à l’avenir. Il est donc très important de comprendre quels sont les problèmes liés au genre et les normes de genre qui ont un impact sur la nutrition des femmes. En s’attaquant à ces deux problèmes, on obtiendra un double dividende.
4. Le travail sur le sommet N4G 2025 a commencé lentement et se poursuivra notamment par le biais de groupes de travail thématiques. Comment abordez-vous le lancement de ces travaux ? Qu’avez-vous l’intention d’apporter à ce groupe, et pour quels objectifs ?
Avec l’UNICEF, nous pouvons apporter les données et les preuves sur le sujet de la malnutrition, ainsi que partager les témoignages et récits des femmes confrontées à ces enjeux. Nous devons nous assurer que les femmes continuent d’avoir accès aux ressources, qu’elles ont un pouvoir d’action et de décision. Nous devons nous assurer que nous nous attaquons aux lois, aux politiques, aux systèmes et aux services qui ont un impact sur elles. Avec l’UNICEF, nous serons la voix des femmes et des enfants. Nous adoptons également une perspective de genre plus étroite pour nous assurer que tout ce que nous faisons soutient l’action des femmes et leur donne les moyens d’accéder à une meilleure nutrition.
Nous invitons certains hauts responsables gouvernementaux qui ont déjà pris des engagements à participer à cette conversation afin qu’ils et elles puissent inviter d’autres personnes à les rejoindre. L’Assemblée générale des Nations unies sera une première étape où nous espérons obtenir des engagements. Nous travaillons en étroite collaboration avec un certain nombre de gouvernements afin qu’ils soient acteurs sur le sujet de la (mal)nutrition, mais aussi avec d’autres champions et championnes tels que des femmes célèbres et d’autres qui peuvent s’exprimer et être la voix de ces femmes vulnérables.