Entretien avec Florence Thune, directrice générale de Sidaction
1. La lutte contre le VIH/Sida a été un tournant pour la santé mondiale. Selon vous, avons-nous capitalisé sur les leçons apprises de la lutte contre le sida pour répondre à la crise actuelle ?
Les acteurs de la lutte contre le sida, et particulièrement les associations sur le terrain, ont su tirer parti de leur expérience de « l’aller vers » pour atteindre les populations les plus éloignées des soins. Cette approche de l’« aller vers » (une tentative de traduction de « l’outreach ») a joué un rôle fondamental dans les succès de la lutte contre le VIH pour développer des actions de prévention, faciliter l’accès au dépistage et aux soins, pour des personnes en situation de grande précarité économique, isolées socialement ou géographiquement, ou victimes de discrimination. C’est sur cette expérience que les associations, la plupart à base communautaire, partout dans le monde, se sont fondées pour lutter contre deux virus. Elles ont à la fois déployé leurs efforts pour s’assurer que les personnes sous traitement ARV y aient toujours accès et dispensé de l’information sur le covid19 et distribué du matériel de protection. Beaucoup d’entre elles ont pallié l’impossibilité pour la plupart des structures de santé publiques d’atteindre les populations les plus vulnérables et les plus discriminées.
Nous avons aussi constaté à Sidaction la manière dont certaines associations avaient déjà développé des réflexes de réponse aux situations de crise, qu’elles soient politiques comme ce fut le cas par le passé en Côte d’Ivoire ou au Mali, ou dans d’autres situations épidémiques, telles qu’Ebola. Leur capacité d’adaptation n’est plus à démontrer.
Lors du dernier sommet sur la lutte contre le VIH en Afrique de l’Ouest et du Centre, début novembre, des acteurs communautaires ont malgré tout pu constater dans certains pays, une collaboration efficace entre eux et les structures publiques de santé pour répondre aux urgences de cette nouvelle épidémie. C’est certainement grâce à tous ces efforts et cette formidable mobilisation des acteurs de santé en général, qu’ils soient publics ou communautaires, que les dégâts ont pu être limités pour les personnes vivant avec le VIH et déjà sous traitement. On sait aujourd’hui que l’impact négatif de l’épidémie de Covid19 a principalement porté sur l’accès au dépistage et sur les nouvelles initiations de traitements, ce qui engendre bien entendu à moyen et long terme de nouvelles préoccupations.
Je profite de cet espace de parole pour rappeler que cette période, qui n’est pas terminée, aura démontré une fois de plus, que les associations de lutte contre le sida partout dans le monde prennent en charge, et ceci depuis bien longtemps, d’autres pathologies que le VIH. La plupart d’entre elles ont toujours eu une approche globale des personnes vivant avec le VIH et de tout temps, même avant l’arrivée des trithérapies, ce virus nous a mis en demeure de traiter ou prévenir d’autres pathologies infectieuses ou maladies chroniques ou aigues, qui affectent plus particulièrement les personnes vivant avec le VIH, comme, de nos jours, le diabète, l’hypertension, le cancer anal ou du col de l’utérus. C’est aussi cette longue expérience qui a permis aux associations de s’adapter à cette nouvelle pandémie.
Enfin, il est important de rappeler que les chercheurs et les médecins infectiologues ont pu aussi mettre toute leur expérience sur le VIH ou d’autres maladies infectieuses au service de la réponse à la pandémie de SARS-Cov2. Indirectement, la recherche sur le VIH a été quelque peu ralentie et nous connaissons déjà les effets de la pandémie de Covid19 sur les programmes de prévention et le dépistage du VIH, sur l’accès à la PrEP et sur la mise sous traitement de nouvelles personnes. Mais comment aurions pu éviter cela au vu de l’ampleur de l’épidémie d’une part et des manques de ressources humaines en santé partout dans le monde ? Sans compter un financement public insuffisant pour la recherche scientifique sur, entre autres, ce large domaine des maladies infectieuses.
2. Quelle observation tirez-vous de la réponse mondiale contre le covid19 ? Qu’est-ce qui aurait pu être fait différemment ?
C’est toujours plus facile d’établir des constats deux ans après le début de cette pandémie quand on en connait maintenant l’ampleur et les effets sur la vie de centaines de millions de personnes, ou plutôt de milliards… Même si certains scientifiques avaient évoqué à plusieurs reprises les risques très probables d’émergence de nouvelles maladies infectieuses, qui aurait pu imaginer que cela bouleverse à ce point nos vies quel que soit l’endroit où l’on se trouve sur la planète ?
Au niveau mondial, il y a eu comme je le précisais précédemment une grande mobilisation de la société civile, mais on ne peut que regretter que les gouvernements n’aient pas toujours su la prendre en compte dans les réponses nationales à l’épidémie, notamment pour faciliter l’accès à la vaccination. Nous avons en tout cas constaté cela en France, et nous avons, au final, plus d’exemples positifs de collaboration efficace dans les pays à ressources limitées.
A un niveau plus global, on peut regretter que des organisations internationales comme l’OMS ne dispose pas de l’autorité, des moyens et des mécanismes qui auraient permis une meilleure coordination de la réponse internationale aux pandémies et certainement évité la création de multiples mécanismes dont Act-A, qui ont pu accentuer la fragmentation de la santé mondiale. Il est aussi extrêmement important d’améliorer la surveillance des maladies émergentes à potentiel épidémique qui est aujourd’hui défaillante
Le Fonds Mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme a quant à lui très vite adapté ses mécanismes de financement, permettant de dégager très rapidement des fonds pour répondre à l’urgence de la situation. Cela entraîne certes un certain nombre de questions sur les conséquences de cette réaffectation des fonds vers le covid19 pour la gestion des trois grandes pandémies que nous connaissons déjà, et c’est tout l’enjeu des années à venir : comment reprendre le cours « normal » des activités en matière de lutte contre le VIH, la TB et le paludisme tout en continuant à faire face au SARS-Cov2 ? Question qui se pose, on le sait, sur toutes les autres pathologies, dont on parle moins, et dont le dépistage et le traitement ont été mis à mal pendant cette crise sanitaire, y compris en France. Il va sans dire que l’approche « One Health » dont nous entendons maintenant plus régulièrement parler est certainement l’une des approches à privilégier.
Il est par ailleurs impossible de ne pas évoquer la regrettable, voire infamante, approche des pays riches sur la question de la vaccination et de son accès pour toutes les populations. Certes, des pays, dont la France, se sont mobilisés pour fournir des dons de vaccins en quantité importante, mais nous savons tous que cette démarche est largement insuffisante et basée sur une vision à court terme. Un grand nombre de pays n’ont pas tiré les leçons, ou n’ont pas voulu le faire, de ces 40 années de combat contre le VIH. Combien a-t-il fallu attendre d’années, et de millions de morts, pour que des décisions concrètes soient prises permettant de donner accès aux antirétroviraux à large échelle dans les pays à ressources limitées ? La levée des brevets a toujours été un sujet majeur dans la gestion de l’épidémie de VIH. Comment pouvions nous imaginer que ce ne serait pas à nouveau le cas dans une épidémie telle que celle que nous vivons depuis deux ans ? Nous aurions pu faire différemment car nous savions ce que seraient les conséquences d’une inégalité mondiale de l’accès aux vaccins, et l’actualité de ces derniers jours, avec l’apparition de ce nouveau variant en Afrique du Sud, nous le démontre à nouveau. Et c’est absolument insupportable.
3. Comment éviter de reproduire les mêmes erreurs ? Quelles leçons devons nous retenir de la pandémie actuelle pour les prochaines pandémies ?
Ce serait certainement assez banal que de dire qu’il faudrait une réelle volonté politique partagée par les pays les plus riches pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, voire une réelle volonté économique, car ce sont bien là où se situent les freins à une réelle solidarité entre les pays. Les profits des grands acteurs économiques, le non-partage des richesses, les protections commerciales, les replis nationalistes font le lit des inégalités mondiales, et nous ne l’avons pas découvert avec cette nouvelle pandémie.
Celle-ci n’a fait qu’accentuer les inégalités et nous a encore démontré à quel point les déterminants socio-économiques jouent un rôle central dans la transmission de l’infection : les personnes vulnérables et sans filet économique portent clairement le fardeau des conséquences de cette crise sanitaire. On a également pu constater le poids disproportionné porté par les femmes dans ces situations de crise, quel que soit le niveau de revenus des pays concernés. Les femmes ont été plus exposées de par leur présence importante dans les métiers du secteur médico-social, plus en responsabilité de la solidarité familiale et de la charge des enfants, plus exposées aux violences pendant les périodes de confinement…
Cette pandémie a rendu encore plus dramatiquement visible ce que nous savions déjà, notamment le déficit de ressources humaines en santé dans de trop nombreux pays dans le monde, même en France où notre hôpital public souffre depuis plusieurs années. Les associations elles-mêmes se sont trouvées confrontées à cette problématique : leur travail de terrain au plus proche des populations les plus éloignées du soin exigent des équipes formées sur ces démarches, des acteurs communautaires et/ou des médiateurs en santé formés et rémunérés en ce sens. Or, les financements internationaux manquent terriblement sur cet aspect et il en résulte, tout comme en milieu hospitalier, un niveau d’épuisement des équipes rarement atteint jusqu’à présent.
Les erreurs ne trouvent donc pas leur source, à mon avis, dans les deux années que nous venons de vivre. Nous payons les erreurs des dernières décennies en matière de manque d’investissement dans le domaine de la santé et de la recherche et plus globalement en matière de partage des richesses au niveau mondial. Et à l’heure où viennent s’ajouter les terribles effets du réchauffement climatique sur les populations les plus vulnérables et la multiplication des crises politiques entrainant de fortes migrations, il est plus que temps que nos gouvernements se réveillent pour faire cesser, ou au moins largement réduire ces inégalités flagrantes que nous paierons tous un jour ou l’autre.
4. Comment pouvons-nous utiliser les développements du domaine du Covid pour la lutte contre le VIH/Sida
Le laboratoire Moderna n’a pas attendu très longtemps pour s’engager dans un essai qui permettrait d’utiliser un vaccin à ARN messager contre le VIH. Et il est évident que cette stratégie vaccinale doit être très vite étudiée en complément des autres essais vaccinaux en cours. Les premiers résultats de la phase 1 seront connus en 2023. Il faudra donc être patient, et nous avons appris à l’être en matière de recherche tout au long des 40 années qui se sont écoulées depuis la découverte des premiers cas de sida en 1981. Patients et prudents sur les effets d’annonce. Le virus du VIH est tellement complexe, tellement différent du SARS-Cov2, que nous nous attendons aussi au fait que l’ARN messager ne produise pas plus de miracle que les techniques précédentes. Mais, plus que jamais…, nous espérons nous tromper !
A l’inverse, il est important de rappeler que les recherches actuelles sur le Covid continuent de bénéficier des recherches sur VIH, et le meilleur exemple est aujourd’hui l’utilisation des anticorps pour le traitement de la Covid19, qui ont fait l’objet de nombreuses recherches dans le domaine du VIH et le sont toujours d’ailleurs. Donc, oui, nous n’avons toujours pas de vaccin pour le VIH, mais 40 ans de recherche auront aussi permis de grandes avancées sur d’autres pathologies.