Entretien avec Michel Kazatchkine, membre du Independent Panel for Pandemic Preparedness and Response et conseiller spécial auprès de l’OMS Europe
1. Le Fonds mondial alerte sur des reculs alarmants dans la lutte contre les pandémies, avec notamment une baisse de 22% des dépistages au VIH et de 18% du taux de traitement à la tuberculose. Avez-vous été surpris par ces résultats et pourquoi ?
Cela n’est malheureusement pas une surprise. J’ai toutefois été surpris par l’importance de la baisse de la détection et de l’accès aux traitements pour la tuberculose. Les chiffres sont très inquiétants et, dans un domaine où le terrain est difficile à gagner, nous en perdons très rapidement. Les traces des dégâts liés à la pandémie actuelle sur la tuberculose, qu’ils soient directs ou indirects, vont persister longtemps. Beaucoup des personnels de santé affectés au programme tuberculose ont été transférés vers les unités Covid-19 à cause de la pathologie pulmonaire retrouvée dans les deux maladies. Par ailleurs, l’interruption de la sensibilisation, des soins primaires et des possibilités de déplacement des gens vers les unités de soins primaires a été un obstacle important à la détection de nouveaux cas. Le cas du sida est différent car c’est le nombre de cas détectés et donc de nouvelles personnes commençant le traitement qui a diminué. Concernant la poursuite des traitements déjà commencés, il n’y a pas eu de grosses diminutions, et cela est notamment grâce à des initiatives de la part des communautés, qui j’espère vont persister. Ces initiatives prennent différentes formes : augmentation de la durée de prescription, émergence de la télé consultation, ou encore délivrance de méthadone à domicile.
2. La lutte contre le VIH/sida a été un tournant pour la santé mondiale, notamment en matière de mobilisation des communautés. Selon vous, avons-nous capitalisé sur les leçons apprises ?
Il est aujourd’hui encore trop tôt pour savoir si nous avons capitalisé. J’espère toutefois que nous allons en tirer les leçons. Il y a d’abord le fait que les communautés sont essentielles pour construire la résilience d’une population face à une pandémie car la résilience n’arrive pas sur ordonnance ou via un discours présidentiel à la télévision. Elle s’organise à l’échelle communautaire, quand celle-ci perçoit que le travail collectif rend les populations plus fortes, plutôt que d’être chacun de son côté. La résilience communautaire a été une bonne réponse à l’individualisme et a été particulièrement visible dans les pays à ressources limitées. Ensuite, il y a le fait que les communautés sont capables de porter des initiatives concrètes. Le tissu qui relie la personne à la communauté, aux soins primaires et à l’hôpital s’est consolidé au cours de l’épidémie. Des activités comme le service à domicile, le soutien psychologique mais aussi la délivrance de médicaments et tout autre élément qui permet d’établir un lien entre les communautés et l’hôpital. Dans les pays où la culture de la participation des sociétés civiles n’était pas très développée, dans les pays d’Europe de l’Est par exemple, la crise a mis en lumière de façon très claire ce que peuvent accomplir la société civile et les communautés.
3. Quel regard portez-vous sur le rôle que peuvent jouer des mécanismes comme le Fonds Mondial dans la prévention des pandémies ? Cela fait partie de la prochaine stratégie mais certains s’inquiètent du risque de perdre le focus et donc de l’impact si on élargit trop le mandat.
En tant que membre du Panel Indépendant, je soutiens l’idée de ne pas créer une nouvelle agence ou mécanisme vertical. Il y a encore besoin de beaucoup de ressources financières pour lutter contre la pandémie actuelle, qui est très loin de se terminer, ainsi que pour se préparer aux prochaines. La préparation aux pandémies demande une nouvelle source de financement (financial facility) dont le montant est estimé à 10 à 15 milliards de dollars par an. Toutes les propositions reconnaissent que ce financement devra utiliser des canaux existants pour être ensuite redirigé dans de nouvelles structures du type end-to-end pour la recherche et le développement de diagnostics, de thérapeutiques, de vaccins pour les pandémies à venir.
Le Covid-19 a montré que les pays n’étaient pas prêts pour les pandémies, qu’ils soient pauvres ou riches. Nos index de mesure de préparation n’étaient d’ailleurs pas pertinents car les pays avec un score élevé ont eu des taux de décès élevés et inversement. Tous les pays du monde doivent se préparer, avec des plans répondant à des normes édictées par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), à commencer par des plans sanitaires avec l’amélioration de la surveillance et de la détection, et l’utilisation de stress tests que nous ne faisons plus en France depuis des années sauf pour les banques. La préparation doit également aller au-delà de la question sanitaire puisque le Covid-19 s’est très rapidement transformé en catastrophe sociale et économique. Les questions de couverture sanitaire universelle (CSU) doivent par exemple faire partie de la préparation aux pandémies. Pour financer tout cela, il faut passer par des canaux. Le Fonds Mondial a le grand mérite d’avoir établi depuis 20 ans maintenant des canaux robustes, qui laisse une place minimale à la dérive possible. Même s’il est aujourd’hui trop tôt pour exactement délimiter le champ de compétences des transferts d’argent via les pays du Fonds mondial, je pense que ce dernier pourra être un véhicule de financement des pays présentant des plans de qualité qui répondent à certaines normes. En revanche, cet argent ne doit pas venir de l’argent dédié au sida, au paludisme ou à la tuberculose, mais de l’argent prévu pour la préparation et de la réponse aux pandémies.
Les craintes exprimées sont d’abord sur la fongibilité mais les temps sont révolus. Le monde dans lequel nous évoluons a beaucoup changé et nous ne sortirons des crises quelles qu’elles soient que par une approche intégrée une préparation accrue.
4. En prenant en compte ces risques de dilution, où commence et où s’arrête donc ce plan de préparation ? Est-ce qu’il doit prendre en compte le renforcement des systèmes de santé ?
Selon moi, le renforcement des systèmes de santé (RSS) ne représente qu’une partie de la mission du Fonds Mondial. C’est d’ailleurs quelque chose que beaucoup de directeurs du Fonds ont dit : les fonds vont à la part du financement des systèmes qui permet de faire avancer la prévention et le traitement des 3 maladies tout en appuyant et en renforçant la construction d’un système de santé résilient dans les pays. Construire un système résilient dans un pays n’est pas à la charge de l’aide publique au développement (APD) d’un pays donateur au Fonds Mondial. C’est d’abord et avant tout une obligation nationale. Certains pays en ont fait une priorité nationale, comme le Rwanda par exemple, pour lequel notre première subvention a été pour participer à leur système d’assurance sociale en payant pour la couverture des personnes HIV positives non assurées par le système des fonctionnaires. Il y a une forte cohérence entre le RSS et la préparation aux pandémies mais il ne faut pas confondre renforcement des systèmes de santé et construction d’un système de santé résilient. Ce dernier est de plus longue haleine, pose des questions de formation et de disponibilités des personnels de santé, pose l’accent sur la santé primaire, sur la nécessité de relais, de diagnostics, et une bonne articulation entre le primaire, le secondaire et le tertiaire. Cependant, certains éléments peuvent être financés par l’argent de la préparation aux pandémies : la surveillance, la capacité de faire de la surveillance génomique, le recueil et l’analyse de l’information, la préparation des soins, la disponibilité d’oxygène, la sécurisation de circuits qui assurent l’approvisionnement de base, les tests, la capacité régionale de produire des réactifs et des vaccins, etc. Selon moi et selon le Panel, l’argent de cette nouvelle « facilité financière » ce n’est pas de l’argent de l’APD c’est de l’argent des gouvernements car la santé mondiale n’est pas une affaire d’APD.
La France a beaucoup de progrès à faire dans sa préparation aux pandémies. D’un côté, elle doit s’assurer que l’Europe pourra développer et produire des vaccins pour toute la région. D’un autre côté, elle doit se préoccuper de la région Afrique ou Amérique Latine dans le cadre d’une santé mondiale qui est une santé de l’interdépendance et qui est un continuum entre la santé nationale et la santé internationale. C’est vrai pour l’anti-biorésistance, pour les pandémies, pour l’obésité et les boissons sucrées, pour le tabac, et pour toutes les grandes questions de santé mondiale. Je crois que cela aide à délimiter la nature des efforts financiers et les canaux par lesquels ces apports financiers doivent s’acheminer.
5. Une réponse multilatérale est-elle possible aujourd’hui ?
Nous ne sommes plus aujourd’hui dans un monde où il y a un G7 et les autres, ou un G20 et les autres. L’échec du G20 d’octobre dernier est en grande partie lié au fait que les pays du monde ne reconnaissent pas une légitimité de gouvernance à ceux qui ont de l’argent. Aujourd’hui il n’y a plus le Nord et le Sud. A la place, je vois des pays riches, des pays à revenu intermédiaire et des pays à ressources limitées, dans une géographie différente. Je vois un continent africain qui a su s’unir fortement sur le plan politique et dans une affirmation politique et stratégique en santé mondiale ces derniers mois et qui va devenir un interlocuteur qu’on ne peut plus considérer comme un interlocuteur du Sud, nous étant au Nord. La logique des Objectifs Millénaire de Développement (OMD), de solidarité entre les riches et les pauvres n’est plus d’actualité. L’erreur fondamentale de ACT-A par exemple est d’avoir été créé sans l’avis des pays africains.
Quand la France se dit satisfaite au G7 d’avoir rempli ses engagements sur la fourniture de vaccins, pour moi ce n’est pas assez. La France doit remettre en question le système actuel dans lequel l’industrie pharmaceutique est financée par nos universités, nos fonds publics et privés et qui nous vend des médicaments à des prix couteux, que nous achetons et redistribuons. Ce système n’est plus tenable dans l’avenir, ni économiquement ni moralement, ni stratégiquement par rapport à des puissances émergentes comme la Chine ou la Russie. Je regrette beaucoup que la communauté internationale n’ait pas plus travaillé à mettre en commun l’ensemble des vaccins dont nous disposons. Si notre premier objectif était vraiment de prévenir la mortalité et que les vaccins chinois ou russe ont des efficacités équivalentes dans la prévention de la mortalité, alors pourquoi ne pas fournir un effort mondial derrière ? Or, nous sommes bel et bien dans un monde qui a perdu sa boussole du dialogue multilatéral. À titre d’exemple, Covax a acheté des vaccins chinois, pourtant pas reconnus par les pays qui financent ce mécanisme.
6. Pourquoi les pays européens refusent donc la dérogation temporaire des accords ADPIC ?
Le problème pour moi n’est pas uniquement du point de vue de la propriété intellectuelle. Le raisonnement devrait d’abord partir de la notion du bien public mondial. Les médicaments et vaccins des pandémies et des maladies transmissibles, et même la liste des médicaments essentiels par l’OMS devraient être considérés comme des biens publics mondiaux accessibles à tous et toutes. La proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud de lever temporairement les brevets avec un transfert de technologies, était une proposition nécessaire pour se sortir aujourd’hui des contraintes qui pèsent sur l’accès universel au vaccin. Une fois la crise sanitaire actuelle terminée, ACT-A doit être revu et le système doit être changé. La négociation doit se faire entre les pouvoirs publics et le secteur privé afin de définir les rôles et responsabilités de chacun tout en récompensant l’innovation. Le Medicine Patent Pools (MPP) nous montre d’ailleurs qu’il y a des moyens de nous sortir de ce débat binaire.
Le système multilatéral n’est pas forcément très bien outillé pour avoir cette conversation. C’est pour cela que nous préconisions un Conseil mondial des menaces pour la santé (Global Health Threats Council) à l’échelle de chef.fe.s d’États et de gouvernements. Je suis un ardent défenseur d’une session spéciale de l’Assemblée Générale des Nations unis. J’ai assisté à celle sur le Sida, qui a été le moment fondateur de tout ce qui s’est passé ensuite depuis. C’est un moment où tous les chef.fes d’états se réunissent pour négocier et s’engager par une déclaration politique. C’est aussi un moment fondateur de la redevabilité. Pour le Sida, l’Assemblée Générale se réussit tous les 5 ans pour faire le point politiquement sur les avancées des derniers engagements. Pour la crise du Covid19, il n’y a aucune redevabilité, le G7 et le G20 ne sont redevables qu’à eux-mêmes. Les États sont redevables à leurs citoyen.ne.s et c’est pas cela qui construit un monde solidaire.