Entretien avec Tamsin Rose, chercheuse Santé à la Fondation Afrique-Europe, travaillant sur les politiques publiques de santé au niveau européen depuis 2002.
1. Comment aimeriez-vous que les recommandations formulées dans votre récent article sur la préparation aux pandémies et l’avenir des soins de santé soient mises en œuvre ? Comment le renforcement des systèmes de santé devrait-il être intégré dans ces recommandations ?
J’aimerais qu’ils soient mis en œuvre. Notre rapport sur la préparation à une pandémie est le résultat de conversations avec notre groupe stratégique et avec notre groupe de personnalités de haut niveau. Ellen Johnson Sirleaf, l’une des co-présidentes du Panel indépendant pour la préparation et la réponse aux pandémies, faisait partie du groupe. Nous adhérons entièrement aux messages qu’elle a mis dans ce rapport, notamment sur la création d’un mécanisme de financement spécifique au niveau mondial pour soutenir les pays dans leurs réponses.
Deux éléments sont ressortis de notre groupe stratégique sur la santé. Tout d’abord, le pouvoir des données. La pandémie nous a appris l’importance cruciale de disposer de données précises dans l’élaboration des politiques publiques de santé. Cette réalité s’illustre avec l’émergence du nouveau variant Omicron. Il a été largement identifié car les premiers cas de contamination ont été découverts dans un pays, l’Afrique du Sud, disposant à la fois d’une capacité suffisante pour effectuer des séquençages génomiques systématiques des échantillons de virus et d’une communauté de maladies infectieuses bien intégrée dans les réseaux mondiaux, permettant ainsi au pays d’alerter le reste du monde rapidement. C’est ce qui est nécessaire pour assurer la sécurité de toutes et tous. Dans le domaine de la préparation aux pandémies, les données sont très importantes. En Europe, il existe le nouvel Espace européen des données de santé, conçu pour promouvoir l’échange plus robuste et l’accès à un large éventail de données en santé pour soutenir à la fois la prestation des soins de santé et l’élaboration de politiques publiques. Le même niveau d’ambition devrait exister en Afrique. Il y a 1,3 milliard de personnes sur le continent, avec une population très jeune de plus en plus à l’aise avec les outils numériques, même si le taux de pénétration des services mobiles n’y est pas encore suffisant. Cela représente une grande opportunité.
Deuxièmement, la réponse mondiale au Covid-19 a fait défaut et le mantra « personne n’est à l’abri tant que tout le monde n’est pas en sécurité » sonne creux. Notre rapport appelle à une réponse plus forte. En matière de propriété intellectuelle (PI), l’Union européenne (UE) n’a pas joué un rôle fort et positif, bien au contraire. Notre rapport appelle l’UE à soutenir la proposition des gouvernements indien et sud-africain concernant la dérogation à la propriété intellectuelle. Bien sûr, ce n’est pas la solution miracle, mais c’est un message important que de dire que la propriété intellectuelle ne doit pas être un obstacle à la disponibilité des médicaments dans le monde. C’est fondamentalement une question d’équité, et la pandémie a révélé les iniquités mondiales. En examinant d’autres domaines de recherche de la Fondation Afrique-Europe, nous faisons la connexion entre la préparation aux pandémies et le lien climat-santé. La pandémie du Covid-19, comme les dérèglements climatiques, attend toujours une réponse mondiale à la hauteur des enjeux. Si les pays doivent se faire confiance pour prendre des mesures radicales face au changement climatique, cette crise sanitaire a montré qu’ils n’en ont pas été capables.. Les pays les plus riches se sont d’abord occupés d’eux-mêmes. Toutefois, ce n’était pas seulement une question de dons humanitaires : les pays africains voulaient investir de l’argent dans l’achat des vaccins, à un prix plus élevé que celui que les pays européens avaient négocié. Et pourtant, les fabricants de vaccins ont privilégié les commandes réalisées par les pays européens à celles réalisées par les pays africains. C’est un autre exemple du système qui s’oppose aux efforts de l’Afrique pour améliorer la santé. C’est une autre chose que nous soulignons dans notre rapport. Pour nous, ce n’est pas un partenariat d’égal à égal si une partie est toujours placée en premier dans la file d’attente pour être servie. Dans le rapport, nous soulignons qu’un partenariat d’égal à égal exige que l’UE reconnaisse que la pandémie a creusé les inégalités et les dynamiques de pouvoir qui y sont liées et que ce système nécessite un changement.
2. A votre avis, que faudrait-il pour que l’UE lève les brevets sur les vaccins anti Covid-19 ?
Il peut être difficile pour l’UE de s’entendre sur quoi que ce soit, en particulier dans un domaine tel que le commerce. L’intention de la proposition de dérogation à l’Accord sur les ADPIC est claire : garantir à toutes et tous l’accès aux vaccins contre le COVID-19. L’UE indique que la propriété intellectuelle n’est pas l’obstacle immédiat car il existe de nombreux autres obstacles qui doivent d’abord être surmontés. Cependant, la société civile africaine qui s’est battue, il y a 20 ans, pour avoir accès aux premiers médicaments contre le VIH, qui étaient disponibles en Europe mais pas dans les pays en développement parce que la protection des brevets maintenait les prix très élevés, répète un message fort : cela n’aurait jamais dû se reproduire. À l’époque, c’était la raison pour laquelle le mécanisme de dérogation aux ADPIC avait d’ailleurs été créé. Si, dans une pandémie, il n’est pas approprié d’utiliser ce mécanisme, alors quand l’est-il ? C’est, pour moi, une question brûlante. Lorsque les États-Unis ont pris la décision sans précédent de dire qu’ils soutiendraient le mouvement de levée de ces accords, l’Europe n’a pas été en mesure de lui associer un geste équivalent, même symbolique.
Une campagne de vaccination efficace a besoin d’un système intégré de collecte de données, d’un stockage de la chaîne du froid, d’un grand nombre de personnes pour effectuer la vaccination, d’une campagne d’information de santé publique sur la vaccination et de toute une série de choses différentes qui doivent être mises en place. Bien sûr, la propriété intellectuelle n’est qu’une petite partie de cela. Mais si des efforts sont faits, la propriété intellectuelle ne devrait pas être un obstacle. De plus, la levée des brevets est symbolique car elle illustre un défi que nous retrouverons lors d’autres défis sanitaires qui s’annoncent. Les spécialistes des maladies infectieuses prédisent que tous les 10 ans, voire 5 ans, un nouvel agent pathogène émergera avec une capacité potentielle épidémique ou pandémique. Face à ces futures menaces inconnues, la propriété intellectuelle ne doit pas être un obstacle à notre sécurité. D’un point de vue citoyen, il est très clair qu’il faut plus de solidarité dans la réalité que dans la rhétorique.
3. L’UE a déclaré son intention d’établir un partenariat d’égal à égal avec l’UA. À votre avis, qu’est-ce que l’UE a accompli jusqu’à présent ? Que faut-il faire de plus dans un avenir proche pour accélérer les progrès ?
Je reformulerais cette question en disant que l’une des choses les plus extraordinaires que j’ai remarquées au cours des 18 derniers mois a été à quel point le leadership politique africain s’est intensifié pendant la pandémie. Le Centre africain de contrôle des maladies (CDC) a agi très rapidement pour mettre en place la plateforme africaine de fournitures médicales.
Une nouvelle initiative est en train d’émerger : l’Agence africaine des médicaments (AMA). L’AMA a été un « travail en cours » en attendant la ratification du traité. Tout à coup, cela se produit. Je vois cela comme une résurgence du leadership politique africain et de son engagement à investir dans l’infrastructure technique, puis dans la capacité de réglementation. Maintenant, comment l’UE pourrait-elle être une bonne partenaire dans ce domaine ? Bien qu’elle ait une expérience à partager, l’UE ne devrait pas proposer un copier-coller du panorama institutionnel de l’UE, elle devrait plutôt reconnaître le leadership et les messages venant de l’Afrique pour adapter sa position. L’UE est une source de financement, mais pour nous, un partenariat va au-delà de l’argent. Le message de l’UE ne devrait pas dire à quel point ils sont incroyables parce qu’ils ont livré x nombre de vaccins via COVAX. Au lieu de cela, l’UE devrait se pencher sur une relation plus large. L’UE devrait voir et reconnaître les mesures prises par les dirigeants africains et voir comment ils peuvent s’appuyer sur cela. Il s’agit de se concentrer sur la qualité de la relation plus qu’autre chose. Les récentes annonces d’investissement pour l’Institut Pasteur de Dakar et pour la création des pôles manufacturiers régionaux pilotés par les EDCTP sont les bienvenues. Mais les initiatives soutenues par l’UE doivent être celles décidées par l’Union africaine. Le leadership et la prise de décision doivent venir de l’Afrique.
4. Comment la France peut-elle, durant sa présidence du Conseil de l’Union européenne, soutenir les actions de l’UE pour renforcer durablement le secteur de la santé publique en Afrique ?
L’enjeu de la question qui se focalise sur le long terme est que la présidence française au conseil de l’UE ne dure que 6 mois. De plus, la France vivra des élections présidentielles au milieu de sa présidence de l’UE. Ma réponse sera donc nuancée.
Le sommet UE/UA est prévu pour la mi-février, mais compte tenu du contexte épidémiologique je ne suis pas sûre qu’il se déroule comme prévu. À mon avis, le renforcement du secteur de la santé publique en Afrique doit être une priorité continue. Cependant, selon notre groupe stratégique en matière de santé, la résilience et la préparation à une pandémie sont importantes, mais ne doivent pas reposer uniquement sur des solutions techniques. Lors des crises sanitaires passées, la réponse de l’UE a été de créer une agence technique pour y faire face – par exemple, l’EFSA, l’ECDC, l’EMA. Pourtant, les deux dernières années ont mis en évidence que le virus exploite les vulnérabilités créées par les inégalités dans la société. Lorsque l’UE travaille sur la préparation et la surveillance en cas de pandémie avec l’UA, elle doit aller au-delà des investissements. Il s’agit d’une relation beaucoup plus large, plus complexe et plus nuancée qui comprend des domaines tels que l’excellence scientifique et le personnel de santé.
L’Europe a attiré de nombreux agents de santé formés en Afrique. Les travailleurs et les travailleuses de la santé étaient indispensables et même pendant la pandémie, certains pays européens recrutaient activement en Afrique. Les deux continents ont un écart, qui ne cesse de croître. L’OMS prévoit une pénurie mondiale de 18 millions de travailleurs et travailleuses de la santé d’ici 2030. Au sein de la Fondation, notre proposition est de créer un Observatoire des futurs personnels de santé, de regarder à l’horizon de 2030 et d’avoir une réflexion approfondie sur ce que les systèmes de santé ressembleraient alors. Notre objectif est de cartographier les aptitudes, les compétences et la main-d’œuvre qui seront nécessaires, d’identifier comment construire des parcours de formation de manière mutuellement avantageuse et n’impliquant pas de débaucher les rares travailleurs et travailleuses de la santé des uns des autres. L’UE et l’UA ont toutes deux identifié les systèmes de santé comme un moteur de croissance potentiel pour l’emploi d’une population jeune qui a besoin d’opportunités économiques. Cependant, sans investissement dans la création de systèmes de santé, le personnel de santé nouvellement diplômé ne trouvera pas d’emploi.
Pour nous, l’Observatoire nécessitera une définition large du personnel de santé. La santé publique comprend plus que des médecins, des infirmières et des sages-femmes. La santé publique comprend les compétences numériques, les bio-statisticiens, les épidémiologistes, les responsables de la logistique et de la chaîne d’approvisionnement, la direction des hôpitaux, le contrôle de l’assurance qualité et toute une gamme de compétences nécessaires au fonctionnement des systèmes de santé publique modernes.
L’enseignement supérieur est un autre domaine clé à renforcer. L’avenir de la recherche médicale repose sur la force des 1,3 milliard habitants et habitantes du continent africain, soit représentant un incroyable vivier de talents. Les futures avancées scientifiques pourraient venir de là. Le potentiel d’essais cliniques y est énorme mais ne peut se concrétiser que si des investissements sont réalisés dans la recherche de haute qualité dans les universités et que si un soutien est apporté aux retombées industrielles et commerciales. Par exemple, le vaccin COVID AstraZeneca contre leCOVID-19, l’un des premiers vaccins approuvés pour un usage humain, a été élaboré grâce à la recherche de l’Université d’Oxford et l’une de leurs retombées commerciales. Investir dans un système d’enseignement supérieur, ce n’est pas seulement former des gens pour obtenir un diplôme, c’est devenir un pôle d’attraction pour les clusters commerciaux en biosciences qui combinent accès au financement et compétences en affaires. Un·e chercheur·se de premier plan qui souhaite faire avancer les frontières de la science sur l’intelligence artificielle ou la génomique devrait pouvoir trouver une opportunité de le faire dans une institution mondiale de premier plan en Afrique. Une partie de cela devra impliquer la reconnaissance mutuelle des qualifications et un plan de mobilité professionnelle à l’intérieur du continent. Cela renforcera les compétences des chercheurs et chercheuses dont nous aurons besoin pour le système de santé à venir. L’objectif est que l’Afrique soit à l’avant de la file d’attente pour l’innovation médicale plutôt qu’à l’arrière.
“L’Agenda 2063 de l’Union africaine : L’Afrique que nous voulons” a pour ambition claire une plus grande autonomie en matière de produits médicaux et de meilleurs soins de santé. 2063 peut sembler lointain, mais nous devons commencer dès maintenant à concevoir des voies pour y arriver et réaliser cette vision.